Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Éditions La découverte, Paris, 2007
Dans la Grèce préchrétienne, les aèdes avaient pour fonction de réciter les poèmes épiques d’Homère à leur auditoire.
Le verbe poétique qu’ils déclamaient façonnait les esprits, y ancrant les valeurs viriles pour de bon. Le martèlement hypnotique de la versification illustrait la puissance du schéma narratif. En écoutant la musique de l’Iliade et l’Odyssée, on voulait alors marcher sur les traces d’Achille ou d’Ulysse, inscrire sa vie dans les pas d’un illustre. Telle se faisait jadis la transmission des qualités que tout grec devait connaître ; telle était la raison de leur citoyenneté héroïque.
Trois millénaires plus tard, le souvenir qu’un récit incroyable structure la vie des hommes a révolutionné la façon d’envisager le leadership. Du manager au politique, un nouveau levier de communication est mis à leur disposition : le storytelling.
Le storytelling: un outil marketing incontournable
Développé dans les années 90 par les théoriciens du branding, le storytelling a d’abord contribué à sauver les marques confrontées à une controverse. Qui ne se souvient du scandale « Nike » d’avoir recouru à une main-d’œuvre chinoise payée une croquette ? Mais se rappelle-t-on comment la célèbre virgule avait géré cette situation de crise ? Au lieu de fournir des explications et de formuler des excuses, le problème avait été déplacé en racontant une nouvelle histoire de la marque, fondée sur le développement durable et les valeurs athlétiques.
Depuis, les marques recourent au storytelling pour créer une réalité proprement extraordinaire. L’optique consiste à emporter le récepteur du message dans une histoire, de l’y incorporer. De simple consommateur, il se sent investi du rôle principal. La marque devient son mode vie, son état d’esprit. Sa personnalité à part entière. Voilà ce qui fait dire au consultant Georges Lewi que « [l]es consommateurs d’aujourd’hui ont autant besoin de croire en leurs marques que les Grecs dans leurs mythes. »
Storytelling et marketing politicien
Christian Salmon rappelle que les hommes politiques ont vite compris la nécessité d’adopter cette stratégie. Du simple discours télé à la campagne électorale, la mise en scène s’appuie dorénavant sur le storytelling pour faire du personnage politique une marque à part entière. Aux discours ennuyeux fondés sur l’argumentation et l’explication est substituée l’anecdote à valeur de vérité générale. Pourquoi perdre son temps à produire une démonstration alors qu’il est possible de raconter des histoires? Richard Nixon s’est ainsi servi du storytelling pour faire accepter sa ligne idéologique, avant que le storytelling ne se retourne contre lui lors du Watergate, le conduisant à démissionner. Georges W. Bush dirigera le pays pendant deux mandats en jouant à fond la carte du storytelling: d’abord, en concédant son alcoolisme duquel il parvient à se libérer par la foi ; ensuite, en exploitant le drame du 11 septembre afin de partir en « croisade » contre le terrorisme.
Si le storytelling fait couler beaucoup d’encre, Christian Salmon rappelle qu’il est toujours au cœur des stratégies, managériales comme électoralistes. Car ce n’est pas seulement une technique, c’est aussi et surtout une « mythologie » : il permet d’élaborer un univers parallèle dans lequel l’individu évolue, sans se rendre compte que ce monde a été inventé pour qu’il s’y sente chez lui, sans qu’il puisse le remettre en cause. Le procédé est-il infaillible ? Dans le film The Truman Show, véritable satire du storytelling, Jim Carrey se libère de l’histoire dans laquelle il a été enfermé et part faire l’expérience de la vraie vie. Mais si « la vie est un songe », comme le dit Calderòn, est-ce nous qui le faisons, ou la marque de nos chaussures ?
David Jarousseau