La force de convaincre
Un discours lu est un discours sans vie. Il est sans vie parce qu’il n’est pas incarné par celui ou celle qui le déclame. Sans vie par peur que ne jaillissent au moment de prendre la parole des mots irréfléchis. Des mots impromptus. Des mots immédiats.
Des mots venant de soi qui auraient pu enfin vivre et féconder la foule. Au lieu de vivre l’instant, on lit son discours par peur du vide, de se retrouver silencieux le jour venu, le ventre mordu par les crocs de l’angoisse à la seule idée de n’avoir finalement rien à dire; par peur de sentir son sang submerger son coeur quand les regards se braqueront sur soi comme une division de chars. Pour éviter le pire, de l’adolescence à l’âge adulte, on écrit noir sur blanc son discours pour le lire face à l’assistance.
Ce n’est pas du tout cela, la force de convaincre! Pas un mot ne marque les esprits qui ne jaillisse tout à coup, expulsé, projeté dans le monde par l’union immédiate et féconde du coeur et de la raison. Pas un discours ne convainc si sur les mots qui lui donnent corps ne souffle une haleine de vie.
Un discours lu est un discours sans vie. Dans une allocution télévisée, l’avocat Robert Badinter déclare:
La plus belle plaidoirie écrite ne peut que tomber aux pieds de ceux qui la prononcent. Ce n’est pas du tout ça, pas du tout, la force de convaincre. Il faut que ça vienne du plus profond de soi, ça n’a pas d’importance l’élégance des phrases, la pureté du style, la formule éblouissante[…] Il faut que ceux qui vous écoutent comprennent que c’est un homme ou une femme qui s’adresse à eux.
D’où nous vient cette dépendance morbide à l’écrit ? D’où nous vient cette maladie des mots minutieusement choisis?
La trahison du Classicisme
Tout homme est le produit des siècles, un enfant de l’histoire. A travers lui vit le passé, une mémoire plus longue que la sienne propre. En France, au XVIIe siècle, la tradition classique nous a laissé en héritage ce précieux enseignement: la pensée précède la parole. Dans Art poétique, paru en 1674, l’écrivain Nicolas Boileau écrivait:
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Chaque Français connaît par coeur ces cinq alexandrins; ils sont gravés dans le marbre de l’instruction morale du Collège au Lycée. Ils sont burinés dans son cerveau. Personne ne peut les oublier. Du XVIIe siècle à nos jours, chaque élève a grandi dans la certitude qu’il est nécessaire de suspendre sa plume lorsque il n’est pas absolument sûr de ce qu’il va dire, de la manière dont il va l’écrire.
Il en va de l’écrit comme il en va de l’oral. A l’âge adulte, chaque Français croit désormais qu’il est nécessaire de tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de s’exprimer à voix haute. Il apprend à se taire plutôt que de parler mal à propos. En réalité, il apprend à avoir peur de la parole, peur de son incroyable aptitude, le langage articulé, unique dans l’ordre animal.
Pourtant, ce ne sont pas ces cinq vers de Boileau qui sont à incriminer mais plutôt la façon dont ils ont été expliqués à des générations d’écoliers: il ne faudrait jamais parler si l’on n’est pas absolument certain de la bonne expression de notre idée. Il faut des mots choisis. Alors, on se tait. On réfléchit. On réfléchit aussi longtemps que nécessaire, quitte à rester silencieux pour toujours. L’explication anxiogène des alexandrins de Boileau aux écoliers de la République explique à elle seule notre appréhension morbide de la parole: devoir nous exprimer sans savoir avec exactitude ce que nous allons dire est devenu notre pire cauchemar. Le génie classique a été trahi.
Voilà comment on nous a appris à avoir peur de la parole – notre calvaire.
La parole recouvrée
Et puis, un jour, la révolution s’est produite: nous nous sommes tous ensemble mis à nous exprimer. En l’espace de dix ans, les réseaux sociaux ont brusquement libéré la parole si longtemps retenue captive. Plus rien n’échappe à notre sagacité, le monde nous cerne et nous concerne. Internet sonne le retour des forums: jamais nous n’avions tant dialogué, échangé, débattu. Jamais nous n’avions encore laissé jaillir des mots sans nous sentir freinés par la honte ou la peur. Inspirés par l’instant, nous écrivons un premier mot, un deuxième, puis tout s’enchaîne, comme par miracle. Nous remettant à parler, nous nous sommes remis à penser.
Cette vitalité retrouvée de laisser jaillir les mots qui donnent forme à la pensée doit dorénavant nous servir à l’oral, lorsque nous avons un discours à prononcer. Entre l’écrit et l’oral, il n’y a aucune différence de méthode. Il y a trois principes élémentaires à connaître et à respecter pour prendre la parole sans aucune note.
- Chaque mot est la cause de celui qui va suivre. D’où l’extrême importance du premier: il est la pierre d’angle de la première phrase.
- Chaque phrase est la cause de celle qui va suivre. D’où l’importance de la première: elle est la pierre d’angle de l’idée.
- L’idée défendue doit être d’une clarté diaphane. Dans l’obscurité de l’instant, elle est la lanterne de la parole.
La pensée précède la parole, puis la parole crée la pensée: c’est ça, la force de convaincre!
David Jarousseau