De l’art de la guerre à l’art de débattre
Un débat est une guerre de positions, une « dialectique des volontés » sans l’emploi de la force – si ce n’est la force de convaincre.
Pour l’emporter, chaque orateur doit mobiliser trois modes d’action qu’Aristote a formulés ainsi:
- Ethos: l’attitude, l’image que renvoie l’orateur. Cela relève du non-verbal, à savoir la posture, le geste, les expressions du visage, le vêtement ou l’uniforme, mais également la fonction sociale. En d’autres termes, l’ethos est l’émanation physique et sociale de l’orateur.
- Pathos: les émotions que l’on inspire, les valeurs que l’on incarne.
- Logos: la raison, la preuve, l’argumentation. C’est l’organisation de la pensée qui confère cohérence et clarté au discours.
Deux orateurs qui publiquement s’opposent, s’affrontent et confrontent leur perception d’un problème donné, poursuivent chacun le même objectif: inspirer la vérité à l’auditoire en s’imposant face à l’adversaire par sa force de conviction. Car la vérité ne découle pas de la seule argumentation régulière: le logos ne suffit pas pour faire admettre le message que l’on porte. Ce n’est pas parce qu’on est convaincu d’une chose que le monde entier l’est également. Même la plus haute vérité ne va jamais de soi car les mots pour la dire sont impropres à la circonscrire avec exactitude. Dans un débat, il n’y a qu’une seule définition de la vérité: la victoire – par l’ethos, le pathos et le logos ensemble, parfaitement proportionnés.
Le pathos est un levier d’influence important, car les émotions que l’on inspire à travers le discours soulignent le logos en venant percuter le coeur de l’auditoire. En fait, il existe une différence de taille entre le logos et le pathos: l’argumentation est la parole elle-même tandis que le pathos en est la portée subliminale.
Sous une forme symbolique, un débat est une guerre de positions: dans ce sens, il faut relire et méditer la portée allégorique de la parole de Sun Zi énoncée dans L’art de la guerre pour augmenter les chances de le remporter:
La guerre, c’est l’art de duper. C’est pourquoi celui qui est capable doit faire croire qu’il est incapable; celui qui est prêt au combat doit faire croire qu’il ne l’est pas; celui qui est proche doit faire croire qu’il est loin; celui qui est loin doit faire croire qu’il est proche; lorsque l’ennemi présente un intérêt, il faut l’attirer ; lorsqu’il est en pleine confusion, il faut s’en emparer; lorsqu’il est groupé, il faut s’en garder; lorsqu’il est puissant, il faut le fuir; lorsqu’il s’emporte, il faut le troubler; lorsqu’il est vil, il faut le rendre arrogant ; lorsqu’il se repose, il faut le harceler; lorsqu’il est uni, il faut le diviser. Il faut l’attaquer lorsqu’il n’est pas prêt, tenter une sortie lorsqu’il n’y s’y attend pas. Tout ceci augmente les chances de victoire du stratège ; on ne peut rien dire à l’ avance. Sun Zi, L’art de la guerre, Article I alinéa 5, « Des plans »
Puisque « la guerre, c’est l’art de duper », débattre implique de déstabiliser l’adversaire en adoptant la ruse du stratège et de ne pas dévoiler trop précipitamment sa ligne directrice. L’adversaire ne doit pas pouvoir lire en nous comme dans un livre ouvert. La transparence de nos intentions augmente le risque d’être attaqués là où nous sommes fragiles.
Pour remporter un débat, faut-il être immoral, déloyal, agressif? D’après Machiavel, « La fin justifie les moyens »: il nous revient donc, en plein accord avec notre conscience, en plein accord avec notre « ethos préalable » - autrement dit l’idée que les autres se font de nous selon la fonction sociale que nous occupons et selon notre réputation de femme ou d’homme public - et en plein accord avec nos principes, d’adopter les moyens que nous jugeons appropriés pour faire triompher notre perception des choses. En tout état de cause, les moyens à employer dépendent de la force de conviction de l’adversaire: ils doivent ainsi être pensés et mesurés pour le fragiliser et pour le vaincre tout en prenant garde de ne jamais outrepasser certaines limites.
Fort heureusement, il existe des limites. Comme une guerre symétrique est circonscrite par le droit international, un débat est borné par des normes juridiques et morales: diffamer, menacer de mort, insulter sur la base de critères discriminants ou tenir des propos outranciers comptent parmi les stratagèmes interdits.
Un débat est une bataille de définitions. En effet, il n’existe aucune définition universellement admise pour des concepts. Chaque adversaire doit donc s’efforcer d’imposer une définition des termes du sujet. Dans ce sens, il est fondamental de circonscrire le débat dans les limites de notre définition des termes. A l’intérieur de ces limites se trouve notre forteresse inébranlable et bien défendue; l’adversaire l’attaquera en en cherchant les failles. S’acharnant à vouloir la prendre, il fera preuve d’agressivité et de mauvaise foi, ce qui nuira à sa crédibilité et à sa réputation.
En fait, dans la guerre comme dans un débat, l’orateur doit être comme ce que dit Sun Zi d’une armée: imprévisible.
L’armée doit être semblable à l’eau: comme l’eau évite les hauteurs et se précipite dans les creux, l’armée évite les pleins et attaque les vides; comme l’eau adapte son cours aux reliefs du terrain, l’armée construit la victoire en s’adaptant à l’ennemi. C’est pourquoi l’armée n’a pas toujours la même apparence, comme l’eau n’a pas toujours la même forme. Celui qui remporte la victoire en s’adaptant aux transformations de l’ennemi, on peut l’appeler un prodige! Sun Zi, L’art de la guerre, Article VI alinéa 47, « Du vide et du plein»